A voir les deux perquisitions spectaculaires, le 18 mai chez McDonald’s France et le 24 mai chez Google France, les multinationales championnes des montages pour réduire leur impôt à zéro ont (enfin) du souci à se faire. Car ces fouilles n’étaient pas des perquisitions fiscales menées sous l’égide d’une poignée de courtois inspecteurs des impôts à la curiosité limitée par leur mandat très restreint, telles celles déjà subies par Amazon en 2010, Google en 2011 et Facebook en 2012. Non, il s’agissait là de perquisitions judiciaires opérées par des gros bataillons de policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) dans le cadre d’enquêtes pour fraude fiscale et blanchiment, qui investissent les lieux façon Blitzkrieg, peuvent fureter partout et réquisitionner à volonté tous documents, fichiers et ordinateurs. Optimisation ou fraude? Un changement de braquet révélateur d’une évolution stratégique dans la lutte contre l’évitement fiscal des grands groupes. Par temps de disette budgétaire, après la crise et les scandales, HSBC, UBS, LuxLeaks, jusqu’aux Panama Papers, la lutte contre l’évasion fiscale, devenue un thème populaire, n’a cessé d’être renforcée, en durcissant les règles et la répression. Mais jusqu’ici, il était convenu que la fraude fiscale était l’apanage de certains particuliers fortunés, cachant en toute illégalité un magot non déclaré, alors que les multinationales incriminées, elles, pratiquaient plutôt l’optimisation fiscale, consistant à multiplier des schémas sophistiqués s’appuyant sur des failles du droit international et la complaisance de paradis fiscaux, parvenant ainsi à contourner l’impôt sans pour autant contrevenir aux lois. Pour qu’il y ait condamnation, la ligne jaune ténue entre optimisation et fraude doit être franchie. Et la fraude se définit par son caractère intentionnel: « Face à un montage qui utilise des règles légales, il faut montrer qu’il y a abus de droit », explique dans Les Echos le spécialiste de la fraude fiscale Charles Prats, c’est-à-dire un détournement délibéré des règles dans un but contraire à leur esprit. C’est bien difficile à prouver, et c’est pourquoi le fisc s’aventure rarement à traîner des grandes entreprises devant les tribunaux. Hormis certaines banques (UBS, HSBC) soupçonnées d’avoir incité en masse leurs riches clients à frauder, les plaintes en justice pour fraude fiscale et délits associés ne concernent donc habituellement que des personnes (Guy Wildenstein, Jérôme Cahuzac, Patrick Balkany, Serge Dassault, Jean-Marie Le Pen…) mais pas les sociétés, même quand leurs pratiques d’évitement sont révélées et conspuées (telles celles des majors du Web américaines, mais aussi de Ikea, Starbucks…). Aidées de leurs armées d’avocats chevronnés, elles s’en sortent, après négociations avec le fisc, avec une amende discrète (couverte par le secret fiscal) pas forcément dissuasive. Le fisc veut le scalp de Google Mais face à Google, le fisc français a décidé de passer à la vitesse supérieure. Le géant américain du Web a été dès 2011 sous le coup d’un contrôle fiscal, qui avait abouti à un redressement (arriérés et pénalités), notifié en mars 2014, de 1,3 milliard selon Le Monde, voire 1,6 milliard selon l’agence AFP. Manifestement, les parties prenantes ne sont pas tombées d’accord puisque le fisc a fini par déposer plainte pour fraude fiscale aggravée et blanchiment de fraude en bande organisée, déclenchant l’ouverture d’une enquête préliminaire par le Parquet national financier (PNF) le 16 juin 2015. A la suite de la perquisition, menée par pas moins de 75 officiers de police et fiscaux judiciaires, appuyés de 25 experts informatiques, encadrés par cinq magistrats du PNF, le secrétaire d’Etat au Budget, Christian Eckert, a enfoncé le clou sur la détermination des pouvoirs publics, assurant qu’il « n’y a pas de transaction avec le fisc dans ce pays » (contrairement au Royaume-Uni où Google a négocié un accord très favorable de remboursement de 170 millions pour solder le passé). Mais reste le plus dur: étayer la plainte. Le PNF devra prouver que la multinationale américaine a commis une infraction en ne déclarant pas des activités réalisées et taxables en France (impôt sur les sociétés et taxe sur la valeur ajoutée), en n’ayant dans l’Hexagone qu’une simple société de représentation qui fait remonter tous les profits au siège européen en Irlande, alors que cette société devrait avoir un statut de véritable filiale normalement imposable. L’entourloupe semble évidente vue l’importance de l’activité de Google en France, mais les subtilités juridiques rendent l’exercice de la preuve malgré tout délicat. Si le fisc pousse jusqu’à tenter sa chance en justice, « c’est sûrement pour une question d’image, parce que Bercy veut afficher sa fermeté dans ce dossier emblématique et créer un rapport de force », décrypte un ex-ponte de la Direction des finances publiques. Christian Eckert, lui, affirme que c’est parce que « les services du fisc ont vu leur arsenal d’investigation considérablement renforcé ces dernières années et donc arrivent mieux a décortiquer les montages et à monter un dossier solide. De plus, l’administration est aussi plus confiante en la voie judiciaire pour étoffer l’enquête et y accorder toute son attention, depuis qu’ont été créés en 2013 le PNF et l’OLCIFF, spécialisés dans les délits financiers complexes. » Le CE veut faire payer McDo Pour ce qui est de McDonald’s, la plainte ne provient pas du fisc mais a été déposée mi-décembre 2015 par le Comité d’entreprise de la chaîne de restauration rapide, représenté par l’avocate Eva Joly, avec son confrère Pierre Lumbroso, entraînant l’ouverture d’une enquête préliminaire début 2016 par le PNF. Le chef d’accusation est là celui de « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée » sachant que, par une bizarrerie du droit français, alors que seule l’administration des impôts peut déposer plainte pour fraude fiscale (le fameux verrou de Bercy), toute personne ou organisation lésée peut poursuivre pour le délit connexe de blanchiment de fraude fiscale. McDonald’s, soupçonné de diminuer artificiellement ses bénéfices au moyen de redevances versées à sa maison mère européenne basée au Luxembourg, est d’ailleurs dans le collimateur du fisc depuis plus de deux ans. Le PNF devra étayer les rapports d’expertise du CE qui montrent « un système de flux financiers vers la maison mère de façon à minorer les profits des restaurants avec, pour conséquence, pas de bénéfices, donc pas d’impôts sur les sociétés et pas de prime de participation pour les salariés ». Les élus CGT et Unsa, majoritaires au CE de McDonald’s, savent que cette approche tient la route depuis que les syndicats ont obtenu une victoire en février dernier contre Wolters Kluwer France sur les mêmes fondements. La cour d’appel de Versailles avait ainsi jugé que le groupe néerlandais avait commis une « manoeuvre frauduleuse » pour siphonner les profits de sa filiale française WKF (Lamy et Groupe Liaisons), privant les salariés de leur participation. L’entreprise a été condamnée à reconstituer la réserve spéciale de participation. Depuis, la CGT s’est aussi attaquée à Nestlé France. Attaquées d’un côté par le fisc, de l’autre par les syndicats, les multinationales, qui ont longtemps bénéficié d’une certaine impunité dans leurs manoeuvres d’optimisation fiscale, ont donc désormais réellement à craindre d’arriver dans le collimateur de la justice… Mais seule la jurisprudence (restant à construire) dira si elles risquent d’en ressortir condamnées.